Les savoir-faire

Qu’il soit consacré « Monument historique » ou non, le patrimoine est fragile et les interventions qu’il nécessite requièrent des compétences confirmées.

Expression de l’adaptation réussie de l’homme à son milieu, le monument l’est aussi bien sur le plan climatique que culturel. C’est aussi, sur l’art de construire, la manifestation d’une sorte de sagesse qui s’exprime tant dans le choix des matériaux que dans l’art de les assembler et de les associer, réservant les articulations nécessaires et les échanges naturels avec l’extérieur, comme « un organisme vivant ».

La moindre perturbation de cette « micro-écologie » peut avoir des conséquences en chaîne, et la plus extrême prudence est donc nécessaire pour préserver ces équilibres retrouver les matériaux, les dosages, les sables, les liants, savoir les remettre en œuvre sans brider ni créer de point dur.

Résultat de « l’accumulation sédimentaire » de l’apport des générations qui s’y sont succédé, c’est une sorte de « mille-feuilles historique » dont les imbrications sont multiples et complexes et n ‘apparaissent pas toujours d’emblée de façon évidente.

Il faut savoir observer et reconnaître parmi les ouvrages parfois bousculés et altérés le témoin d’une disposition ancienne. II faut un regard averti, formé par une longue et patiente expérience, et dont la présence sur les chantiers est une nécessité indiscutable.

II faut savoir aussi être invisible, s’effacer devant le monument pour préserver sans tapage l’harmonie d’une élévation ou d’une composition : car un monument c’est également, on l’oublie trop souvent, une œuvre d’art. C’est savoir remplacer à l’identique la partie défaillante : retrouver le matériau, retrouver l’outil, voire le refaire, savoir s’en servir surtout ; savoir remettre en œuvre sans porter atteinte aux parties riveraines et ra jouter sur l’épiderme les quelques siècles de patine et d’usure qui font la différence.

Il s’agit de la survie des techniques les plus traditionnelles, jalousement et miraculeusement préservées.

Ces architectures sont des structures en général simples, mais qui peuvent être extrêmement hardies l’époque gothique nous en laisse de nombreux exemples spectaculaires, résultats réussis de la combinaison de poussées réciproques et d’équilibres dynamiques. Mais il peut s’agir aussi de structures déformées ou chargées accidentellement, dont la stabilité est totalement aléatoire.

C’est ici qu’il faut savoir distinguer les ouvrages au repos de ceux qui sont sous la contrainte, et placer à bon escient l’étaiement nécessaire (sans être superflu), aussi bien pour sauver l’ouvrage que pour y effectuer les travaux en toute sécurité : toute intervention malencontreuse pourrait provoquer des réactions fulgurantes du monument.

C’est aussi savoir intervenir lorsque la structure lâche et se dérobe et pouvoir bénéficier d’un soutien logistique solide en matériel et en personnel.

C’est enfin, lorsque les techniques traditionnelles s’avèrent impuissantes, savoir adapter avec intelligence les techniques les plus contemporaines.

Carrefour des techniques, le monument est avant tout carrefour des savoir-faire. Il ne faut jamais oublier qu’en les associant à la conservation du patrimoine, on concourt à leur conservation, et aussi à leur transmission entre générations. Dans ce domaine, les traditions encore actives du compagnonnage sont relayées par les initiatives des entreprises spécialisées qui se con sacrent presque totalement à la restau ration des monuments et tentent d’entretenir ce capital de compétences, malgré les contraintes de la concurrence appliquées parfois sans discernement. La plupart d’entre elles sont rassemblées au sein du Groupement national des Entreprises de restauration de Monuments historiques. Leur rôle est irremplaçable.

Le rôle de ]’architecte, quelles que soient les compétences de l’équipe dont il s’entoure, et des performances des analyses préalables aux travaux, ne saurait s’exercer normalement sans le concours de ces savoir-faire qui sont le bras exécutif du projet de restauration, il devra en définir les caractéristiques au juste prix. Car l’appel pour raisons d’économie

à des compétences aléatoires ou improbables risquerait à l’inverse de coûter très cher au monument.

Et, paradoxalement, ce travail secret, modeste et effacé résout en silence les plus acrobatiques difficultés, et, quels que soient le temps et la saison, livre un résultat qui paraît si simple et si évident qu’il en viendrait à donner raison aux plus sceptiques ; c’est certainement là le code d’honneur de ces hommes à qui il faut rendre hommage. Aucune norme ni aucun DTU n’en remplaceraient le savoir-faire : plus que d’une connaissance, il s’agit de la pratique quotidienne d’un bien culturel, nécessaire mais extrêmement fragile : il faut savoir le conserver !

Benjamin MOUTON
Architecte en Chef, Inspecteur Général des Monuments Historiques

Source : Sous la direction de PERROT (Alain-Charles), Les Architectes en Chef des Monuments Historiques, 1893 – 1993, centenaire du concours des ACMH, Levallois-Perret, 1994, ISBN. 2-903104-06-9.